mercredi 1 octobre 2014

HISTOIRE DU JOUR

    "Les feuilles mortes se ramassent à la pelle,
    Les souvenirs et les regrets aussi
    Et le vent du nord les emporte
    Dans la nuit froide de l'oubli."
    Depuis quelques jours, ces vers revenaient inlassablement dans sa tête. Il n'arrivait pas à les chasser, ni le jour ni la nuit... ce qui l'empêchait de s'endormir sereinement. Mais comment parvenir à se libérer de cette lancinante mélopée ?
    "Pas de panique. Vous êtes atteint d'un ver d'oreille" lui dit le psychiatre qu'il venait de consulter. Il serait, selon ledit spécialiste, "parasité par une musique vous ramenant à un endroit de votre histoire. La solution, il vous faut rêvasser..."
    Oui mais rêvasser n'est pas rêver. Il pouvait rêver de gagner à la loterie sans acheter de billet, mais pour rêvasser, il lui faut un billet. Un fondement de réalité. La rêvasserie s'alimente de chair et d'os. Pardonnez-moi, cette fois ce sont les vôtres... 
    "Un ver d'oreille" ? Ah bon, ça existe ça ? Et en plus, il me conseille de rêvasser, moi qui suis pragmatique ?! Bien fait pour moi, je n'avais pas à aller consulter ce psy !! Ou peut-être, si ! Il a sans doute voulu me faire réagir par un chemin détourné. Je vais solutionner moi-même mon problème ! Voilà comment...
    Comment...? "Les souvenirs et les regrets..." C'était dans les années 50 ; j'étais en classe de philo ; c'est là que je fis la connaissance d'Andrée que je voyais pourtant au lycée depuis la classe de 6ème, elle en section moderne et moi en classique. On ne se parlait guère. 
    Ce soir là, on nous avait amenés à un concert des "Jeunesses Musicales" au cinéma qui se trouvait sur un quai de la ville. Nous étions assis l'un près de l'autre et je l'entendais fredonner "les feuilles mortes". Je lui parlai de Prévert dont j'avais acheté le livre "Paroles" et elle d'Yves Montand qu'elle aimait beaucoup. Je me souviens de cette intense émotion commune qui nous unit tout au long de ce concert. Andrée devint mon amie intime. L'année de philo passa très vite et arriva le jour de l'examen. Moi, tout de blanc vêtu, chemise, pantalon, chaussures, j'affichais - je le reconnais - une insolente assurance. Elle, dans sa petite robe à grands carreaux blancs et bleus, tremblait comme une feuille morte... Puis la sonnerie retentit et chacun regagna sa classe après nous être souhaité bonne chance... 
    Après le bac, diplôme en poche, nous nous dirigeâmes dans des voies et des villes très éloignées et depuis, malgré l'amitié qui nous liait alors, nous sommes restés sans nouvelles l'un de l'autre !! 
    Si je la retrouvais, mon soi-disant "ver d'oreille" se transformerait en une merveilleuse libellule bleue qui emporterait avec elle cette mélopée lancinante et obsédante... et je serais enfin guéri ! Oui, mais voilà, si elle s'est mariée elle ne porte plus le même nom et puis plus d'un demi-siècle nous sépare de cette merveilleuse amitié ? Je pense avoir une idée...Le site des anciens élèves ?! Abonné et connecté en quelques clics, j'ai reçu, quelques heures après, un message inattendu "d'Elle" me proposant de nous parler dans une semaine. À quoi jouait-elle ? Aux sept jours de la Création ? Bon, soit. Une semaine, ce n’est rien. Ce sont sept jours. Une boucle. Une boucle de jours qui ne portent pas le même nom. Ils se suivent et hop ! se répètent et ça recommence. Sept jours, c’est facile. J’avais insisté. — Mais pourquoi pas ce soir ? Ça ne change pas grand-chose… Ou demain ? Si tu y tiens. Ses mots sur mon écran m'ont effrayé. J'ai répondu 7 jours. — On est dimanche, ajoutai–je, sept jours, c’est à partir de ce soir ? À dimanche, s'afficha sur mon écran. 7 jours à penser à Elle. "Les détails du corps ne font rien. Une femme est un ensemble." Elle était mon ensemble. Elle se détaillait dans les miroirs et moi , moi je voyais tout. Tout ? Non. Je ne voyais rien. Aucun détail. Je voyais un panorama.
    L'avenir me semblait prometteur, mais la femme-paysage se présente aussi comme un horizon : peut-être le dimanche prochain n'arrivera-t-il jamais... 
    Eh bien, tant pis ! Car même dans cette éventualité, mon ver d'oreille parasité par je ne sais plus quoi a disparu... évaporé, envolé ! Merci Andrée, ton simple message m'a fait retrouver le temps béni de notre amitié naissante, amitié toujours présente au creux de mon oreille et dont le souvenir a définitivement chassé – je le sais – le parasitage sournois... 
    Dimanche. Un message clignote sur mon écran :
    "Des femmes peuvent très bien lier amitié avec un homme : mais pour la maintenir, il y faut peut-être le concours d’une légère antipathie physique”. -- Nietzsche -- 
    Elle n'avait pas oublié ma passion pour la philo...

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