Sans le moindre soupir de nostalgie elle demanda à Augustine, quelque peu étonnée mais déjà ravie, d'essayer la robe. Fort heureusement, vu l'heure, aucune retouche à faire ; elle lui allait si parfaitement, que la Marquise, émue, se vit telle qu'elle était naguère. Dans sa cassette, elle choisit une croix améthyste, une fine chaîne d'or et les boucles d'oreilles assorties, ses premiers bijoux de jeune fille, et en para Augustine. Puis elle la pria de revenir à la demie de six heures pareillement vêtue, parée, cheveux noués ou relevés.
Ainsi qu'elle l'avait décidé, dès le choix de sa robe arrêté, elle ne porterait ce soir aucune pierre de couleur ; elle sortit de la cassette la parure de perles fines à l'orient irisé : choker, bracelet, pendants d'oreilles, et la referma. Rosalie, sa femme de chambre, fit couler un bain parfumé, sortit les dessous de soie, puis l'habilla (les pinces défaites évitèrent de lacer le corset trop serré, joie !), et la coiffa de façon ravissante de torsades compliquées retenues dans le cou par une résille de velours noir. Un nuage de poudre de riz, une goutte du nouveau parfum de Guerlain, les escarpins assortis à la robe, son petit réticule : fin prête !
Augustine arriva, ponctuelle, fraîche comme la rosée dans sa robe bleu lavande, simplement ornée d'une jolie dentelle au col et aux poignets, ses longues boucles soyeuses bien tirées en arrière, retenues par un ruban bleu-violet, cascadant sur les épaules.
Une demi-heure avant l'arrivée des premiers invités, la Marquise, Augustine se tenant à ses côtés, s'apprêtait à les accueillir. Augustine partageait les repas pris dans l'intimité, mais n'avait jamais assisté à un de ces fameux dîners. L'explication en était simple : elle n'avait pas, pour de graves raisons, fait son "entrée dans le monde" (bal des débutantes de nos jours), enfant unique, orpheline de père, puis de mère, une lointaine cousine de la Marquise (de la main gauche, disaient quelques-uns de moins en moins nombreux), une grand-tante religieuse était sa seule proche parente. La Marquise, qui était sa marraine, avait pu la recueillir.
Aimant à s'occuper, Augustine était tantôt lectrice, secrétaire, confidente, et, parfois, la fine et exclusive retoucheuse d'un somptueux vestiaire. Rosalie, la femme de chambre, enviait un peu cette prérogative, mais se disait-elle, c'est du travail en moins à faire, alors...
La Marquise jeta un regard satisfait à la grande table superbement dressée : il y avait bien quatorze couverts pour quatorze convives. Le carton marquant la place de Daniele de Dagorno (ne pas oublier, dès demain, de téléphoner à la maison Boissier qui livrerait le jour même ses chocolats préférés à son amie), avait été enlevé et remplacé par un autre au nom d'Augustine. Les voisins de Daniele, n'ayant pas changé, seraient donc ceux d'Augustine : à droite, le célèbre journaliste et critique dramatique Francisque Sarcey, à gauche, le talentueux pianiste, compositeur, Raynaldo Hahn. Prise d'une subite et irraisonnée inspiration (elle ne sut jamais vraiment se l'expliquer) elle mit le carton de Hahn à la place prévue pour le Lieutenant Clément-César de La Pantanie et celui de ce dernier à la gauche d'Augustine.
... (à suivre)
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