La marquise, sortie tôt, rentra à cinq heures. Après avoir convoqué Michelet (très agité) elle refit son plan de table et disposa les fleurs livrées par Lachaume. Rien ne serait trop beau pour son premier dîner d'Épigrammes... Elle entendit, ouaté par la distance, le carillon de la porte de service, sans doute Tortoni et sa fameuse bombe glacée ?
Mais ce fut Gratien, son majordome, qui après avoir discrètement frappé à la porte entrouverte, lui présentait, mains gantées, un pneumatique sur un plateau d'argent. Elle l'ouvrit sans appréhension, les petits bleus étaient furieusement à la mode, il en arrivait plusieurs chaque jour ; mais son front se barra vite des rides du souci : sa meilleure amie, Daniele de Dagorno, victime d'une vilaine chute dans son parc, navrée de se décommander au dernier moment, interdite par la Faculté de tout déplacement, allait manquer ce soir à son amitié et au dîner des Épigrammes. Le beau vers de M. de Lamartine "un seul être vous manque"... lui vint en mémoire. D'une beauté piquante de rousse, très cultivée, Daniele de Dagorno était reçue dans les meilleurs salons, dont celui de la Princesse Mathilde Bonaparte et fréquentait les milieux artistiques. On la disait très éprise d'un jeune peintre primé au dernier Salon d'Automne.
Il faudrait donc refaire, une fois de plus, le plan de table ; de quatorze couverts passer à... treize ? Mais cela ne se peut ! Un point douloureux annonciateur de migraine vrilla ses tempes. Que faire ? Il était encore temps. Encore temps, certes, mais sans en perdre. Une invitation de dernière heure, à la fois délicate et périlleuse, pouvait l'exposer à un refus poli mais un peu humiliant, pis à une fâcherie. Et puis elle ne savait que trop combien il faut parfois de temps à une jolie femme pour le choix de sa robe, des accessoires, de l'ornement de sa chevelure... Un homme, donc, serait plus disponible ? encore le faudrait-il intelligent, brillant causeur, plutôt jeune… Mais elle le connaissait cet oiseau rare ! Le jeune Proust avait été son voisin de table lors d'un récent souper chez Laure de Chevigne, il avait su à la fois la faire rire, la toucher et l'étonner par des réflexions dont la pertinence et l'acuité l'avaient charmée. Elle trouva vite son numéro de téléphone dans le Bottin Mondain.
Ce fut Céleste, sa gouvernante, qui décrocha et lui apprit que Monsieur était déjà sorti et, qu'après une soirée théâtrale, il souperait avec des amis à La Maison Dorée. Zut, Zut et Zut ! Et cette migraine qui ne passait pas, s'amplifiait... Il lui fallait, en urgence absolue, une aspirine et un thé bouillant. Elle regagna ses appartements privés, sonna pour le thé et fit appeler Augustine qui ne tarda pas, tenant à bout de bras la robe de Worth, en taffetas de soie gris argent, choisie pour le dîner. Elle avait, de ses doigts de fée, défait deux pinces dorsales, puis enlevé si soigneusement à la pattemouille la trace infime de cette retouche, que Charles Frédérick Worth lui-même n'y aurait trouvé rien à redire. La ceinture, légèrement drapée, et ses larges pans flottants étaient brodés de roses thé, un petit bouquet des mêmes fleurs ornait le corsage.
La marquise but son thé à petites gorgées, la migraine s'éloignait... elle soupira d'aise et s'accorda quelques minutes avant d'ouvrir son vaste dressing. Un ordre parfait y régnait, elle caressa du regard, sous leurs housses transparentes, les grandes robes de bal de Worth et de Paquin, les robes de Garden-party et de villégiature des sœurs Callot, les ensembles et les tailleurs de Jacques Doucet. Collectionneur et mécène, il était le couturier préféré de Daniele de Dagorno. Enfin elle trouva la robe de soie bleu lavande, un modèle de Jeanne Lanvin qui n'avait pas encore ouvert sa maison de couture mais habillait déjà, après l'avoir chapeauté, le Faubourg Saint Germain. Elle ne l'avait portée qu'une seule fois, à Londres, lors d'une soirée à l'Ambassade et jamais remise : il y avait trop de pinces à défaire à cause d'un très léger embonpoint si difficile à combattre avec un cuisinier tel que Michelet.
... (à suivre)
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