jeudi 18 novembre 2021

Nous commémorons aujourd'hui la mort de Marcel Proust, il y a 99 ans de cela.

  Découvrez ici des extraits de sa réflexion sur un "rayon de soleil sur le balcon".

 

"Marcel Proust par Jacques-Émile Blanche". Photo Josse/Leemage


Rayon de soleil sur le balcon

Je viens d'écarter le rideau : sur le balcon, le soleil a étendu ses moelleux coussins. Je ne sortirai pas ; ces rayons ne me promettent aucun bonheur ; pourquoi leur vue m'a-t-elle caressé aussitôt comme une espérance, une espérance de rien, une espérance désaffectée de tout objet, et pourtant, à l'état pur, une timide et tendre espérance ?

Quand j'avais 12 ans je jouais aux Champs-Élysées avec une fillette que j'aimais, que je n'ai jamais revue, qui s'est mariée, qui est aujourd'hui mère de famille et dont j'ai lu le nom l'autre jour parmi les abonnées du Figaro. Mais comme je ne connaissais pas ses parents, je ne pouvais la voir que là et elle n'y venait pas tous les jours, à cause de cours, de catéchismes, de goûters, de matinées enfantines, de courses avec sa mère, toute une vie inconnue, pleine d'un charme douloureux, parce que c'était la sienne, et qu'elle la séparait de moi. Quand je savais qu'elle ne viendrait pas, j'entraînais mon institutrice en pèlerinage jusque devant la maison où ma petite amie habitait avec ses parents. Et j'étais si amoureux d'elle que si je voyais sortir leur vieux maître d'hôtel promenant un chien, je pâlissais, j'essayais en vain de comprimer les battements de mon cœur (…)

Puis un jour vient où la vie ne nous apporte plus de joies. Mais alors la lumière qui se les est assimilées nous les rend, la lumière solaire qu'à la longue nous avons su faire humaine, et qui n'est plus pour nous qu'une réminiscence du bonheur ; elle nous les fait goûter, à la fois dans l'instant présent où elle brille et dans l'instant passé qu'elle nous rappelle, ou plutôt entre les deux, hors du temps elle en fait vraiment des joies de toujours. Si les poètes qui ont à peindre un lieu de délices nous le montrent habituellement si ennuyeux, c'est qu'au lieu de se rappeler, à l'aide de leur propre vie, quelles choses très particulières y furent les délices, ils le baignent d'une lumière éclatante, y font circuler des parfums inconnus.

Il n'est pour nous de rayons, ni de parfums, délicieux, que ceux que notre mémoire a autrefois enregistrés ; ils savent nous faire entendre la légère instrumentation que leur avait ajoutée notre façon de sentir d'alors, façon de sentir qui nous semble plus originale, maintenant que les modifications souvent indiscernables mais incessantes de notre pensée et de nos nerfs nous ont conduits si loin d'elle. Il n'y a qu'eux - et non pas des bêtes de rayons et de parfums nouveaux qui ne savent encore rien de la vie - puissent nous rapporter un peu de l'air d'autrefois que nous ne respirerons plus, qui puissent nous donner l'impression des seuls vrais paradis, les paradis perdus ! Et c'est peut-être à cause de la petite « scène d'enfant » que je viens de rappeler que j'ai trouvé tout à l'heure aux rayons qui s'étaient posés sur le balcon, et dans lesquels elle avait transfusé son âme, quelque chose de fantasque, de mélancolique et de caressant, comme à une phrase de Schumann.

Marcel Proust

(Source : La lettre du Figaro du 18 novembre 2021)

2 commentaires:

  1. Toute mes condoléances surtout à Madeleine sa tante qui lui faisait de si bon gâteaux...

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