De
Manosque à Florence, en passant par Milan, Venise, Padoue, Bologne, voici l'Italie de Jean Giono, romancier du bonheur. Le lecteur le
suivra dans ses découvertes, avec un plaisir extrême. À chaque pas, le paysage et les êtres apportent leur leçon. Giono sait traduire
le message d'une allée de cyprès sur une colline, du froncement de
sourcils d'un Milanais, du battement de cils d'une Vénitienne. Il
est délicieux de voyager avec un tel guide.
Quelques extraits
:
(Venise)
"Quant au péché, on trouve partout des masques, ou plus exactement des demi-masques, des loups. Ce très bel objet
de taffetas, de moire ou de soie, dissimule le front, les yeux, le
nez et laisse la bouche à découvert. Dans ce demi-visage noir, impassible, le regard vient directement de l'âge d'or. J'ai essayé
quelques-uns de ces masques sur moi-même pour voir quel état
d'esprit cela donnait. Cela en donne un dont je me refuse de
parler. Mais en me regardant dans la glace, j'ai constaté que le
loup me faisait proie moins facile à posséder et que même mon rire
aux éclats était changé en sourire ambigu. Quel jeu magnifique
ce serait dans la vie courante !
L'admirable c'est qu'ici on
pourrait porter en temps normal un masque dans la rue sans scandale. On ne ferait que pitié".
" ...On nous sert un monceau
de crevettes frites. Il y a au moins trente ans que je désire
manger de nouveau des crevettes frites. Ma mère les préparait de
cette façon dans ma jeunesse et depuis, on m'a toujours donné
de ces affreuses crevettes bouillies. Retrouver sa jeunesse dans
un bistrot classe ce bistrot dans les régions du paradis. D'ailleurs le vin est exquis ; on renouvelle le tas de crevettes
avec empressements et sourires ; il fait frais, une ville de
scaphandriers nous entoure et, par chance, le canal au bord duquel
nous sommes sent surtout l'iode."
"...Il me demande si
j'aime les seiches farcies. Il avait comme bonne amie une jardinière. Elle poussait sa barque des quatre-saisons sur le canal. Il
lui suffisait de se mettre au parapet ; elle lui faisait passer une
courgette, une pomme d'amour, une poignée de mâche. Il était en
coquetterie avec une femme qui tenait l'épicerie du coin Rio Terra, derrière Il Tempio Israelitico... Elle lui donnait les fonds de
sacs de riz.
Il faut hacher la salade et le cerfeuil avec une
pointe d'ail et beaucoup de persil. Le persil est très bon à
l'homme ; il donne une belle démarche. On coupe menu aussi les
tentacules des petites seiches. Il ne les faut pas plus grosses qu'un œuf de pintade. On fait un coulis avec la pomme d'amour, de l'huile
et le foie cru de trois ou quatre gros rougets. Dans les maisons
où l'on est habitué à manger de la seiche farcie, on a toujours
une petite jarre de garbinella. C'est un mot qui signifie "tour
d'adresse". C'est une purée de fenouil de Padoue. On écrase
dans de l'eau-de-vie de grosses tiges de ce fenouil qui pousse au
bord des marais. Cette pâte, fine comme de l'argile à poterie, macère dans l'alcool pendant des mois. On en prend gros comme un
poing d'homme. On la délaie dans du vin blanc. On fait crever le riz
et on le laisse s'imbiber de ce vin blanc. La seiche est le seul
fruit de mer qui demande assaisonnement de noix muscade. Cela vient
de de ce qu'elle se nourrit des petites boues qui flottent entre deux
eaux, comme du lait. Il faut beaucoup de temps pour farcir des
seiches mais, bien entendu, on a le temps. Ensuite, on les fait cuire
à la poêle dans de l'huile qui ne doit pas grésiller. Cela ne
s'appelle pas "frire" ; cela s'appelle "sborare".
C'est un mot qui signifie quelque chose de dégoûtant. Mais celui
qui est près d'une poêle où l'on fait "sborare" des
seiches ne se soucie plus du sens du mot".
Plus et mieux qu'un régal ,un festin en paroles .Merci et bravo
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